Né en 1906 à Petrograd (actuelle Saint-Pétersbourg), Dmitri
Chostakovitch n’avait que onze ans lorsque la Révolution russe emporta le
régime tsariste. Si bien qu’il ne connut que la dictature communiste, à la
différence de son illustre collègue Sergueï Prokofiev. C’est pourquoi son œuvre
est extrêmement homogène et constitue un témoignage exceptionnel de ce qu’était
la vie en URSS.
Dmitri Chostakovitch dans les années 1950 |
Jusqu’à la fin des années 1920, celle-ci était relativement libre, bien
que marquée par les privations et le rationnement. C’est dans ce contexte que
Chostakovitch fit ses débuts de compositeur, sous la férule de Glazounov au
Conservatoire puis en tant que pianiste dans un cinéma muet. Au cours de cette
période d’effervescence artistique (l’URSS s’étant ouverte aux courants
futuristes), le jeune musicien écrivit ses trois premières symphonies ainsi que
ses opéras Le Nez et Lady McBeth. Ce sont des œuvres
modernes, avec un caractère expérimental assez marqué pour Le Nez et les deux dernières symphonies. Cependant, seuls la Première Symphonie et Lady McBeth eurent du succès. Cela ne
dura pas.
Au début des années 1930, Joseph Staline décida de mettre au pas les
artistes soviétiques, en commençant par les musiciens. C’est ainsi que fut
créée l’Union des Compositeurs Soviétiques en 1932. Pour être joué, chaque musicien vivant en
URSS devait y adhérer et soumettre ses œuvres aux critiques de
ses collègues. Ainsi, les compositions non conformes à la doctrine officielle
(le réalisme socialiste en l’occurrence) se voyaient systématiquement
censurées. Chostakovitch fut victime de cet étau dès 1936. En effet, son opéra Lady McBeth, aux scènes crues et
immorales, déplut fortement à Staline. Le tyran fit paraître une critique
absolument odieuse dans la Pravda, le journal officiel. Intitulée « Un
galimatias musical », elle accusait Chostakovitch de « jouer un jeu
dangereux ». Le jeune musicien fut mis au banc de l’Union des compositeurs
et les théâtres soviétiques cessèrent de le jouer… Il se retrouva donc sans
ressources, terrorisé à l’idée d’être arrêté puis exécuté. Le camarade Dmitri
fut marqué à vie par cette période de purges et de terreur, une angoisse qu’il
confia secrètement dans sa Quatrième Symphonie.
Une scène du Nez, opéra inspiré par Gogol |
Mais il devait faire vivre sa famille et rentrer rapidement dans les
bonnes grâces du Parti Communiste. Chostakovitch décida donc d’écrire une Cinquième Symphonie monumentale et
optimiste, en tous points conformes à la vision de Staline. Cette œuvre demeure
l’une des plus jouées du musicien. Chostakovitch s’y fait le chantre d’un
combat épique, celui pour la victoire du socialisme. Mais pour qui a un minimum
d’esprit critique, les lourdes fanfares du finale peuvent paraître étrangement
vulgaires et appuyées. Évidemment, les censeurs communistes ignorèrent cet
aspect de l’œuvre et incitèrent Chostakovitch à poursuivre dans cette voie
« triomphale ». Jusqu’à sa mort en 1975, le compositeur joua donc au
chat et à la souris avec le régime. Officiellement, c’était un marxiste
convaincu, devenant même député au Soviet Suprême. En réalité, ses œuvres
majeures dénonçaient les atrocités commises par le Parti Communiste ainsi que
l’hypocrisie des élites soviétiques. Ainsi, sa Septième Symphonie dépeint le combat contre le nazisme ET le
communisme. Quant à la Dixième, elle
met en scène son affrontement avec Staline.
Cette attitude ambigüe lui fut reprochée par certains intellectuels.
Toutefois, Chostakovitch avait été brisé dès 1936 (avec un rappel à l’ordre en
1948) et n’avait plus la force de s’opposer frontalement au Kremlin. Du reste,
ses chefs-d’œuvre parlent pour lui… Leurs rythmes heurtés et leurs mélodies
banales ou malsaines inspirées de Mahler dénoncent inlassablement la barbarie
du Parti communiste. Ce n’est pas pour rien que certains critiques reprochent à
Chostakovitch d’être « vulgaire », « lourd » ou
« névropathe ». Il s’agit bien d’une musique profondément malade et
macabre, celle d’un homme dépressif contraint de jouer le rôle de compositeur
officiel pour un régime qu’il exècre. On ne peut pas l’aimer comme du Mozart, mais on ne peut qu’être frappé par sa
force d’expression et son horrible grandeur. C’est là aussi que se situe le
grand art.
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