Rued Langgaard (1893-1952) fait figure d’anomalie dans le paysage musical.
Enfant prodige que surprotégeaient ses parents, il composa ses premières pièces
vers dix ans, juste avant d’entamer une Première Symphonie qu’il acheva peu après son dix-septième anniversaire. Ce premier
chef-d’œuvre en dit long sur le génie singulier et précoce de Langgaard :
de dimensions épiques (plus d’une heure), il requiert des dizaines de musiciens
et s’inspire des modèles postromantiques fournis par Wagner, Bruckner et Mahler.
Son sous-titre, noté « Klippepastoraler »
(« Pastorale des rochers » en
danois), demeure mystérieux pour un adolescent de dix-sept ans. En fait,
Langgaard conserva toujours ce goût de jeunesse pour les sous-titres énigmatiques voire
franchement symbolistes (sa dernière symphonie s’appelle ainsi « Déluge de soleil »).
Tourmenté et hypersensible, le compositeur voyait la musique comme un
« moyen d’accéder à un royaume dissimulé sous le voile des
apparences » (Esben Tange).
Le jeune Rued Langgaard à l'orgue, dont il était un virtuose |
Il développa cette vision dans son incroyable Harmonie des sphères pour orchestre, soprano, chœur orgue et piano. Composée entre 1916 et 1918, cette œuvre figure parmi les plus avant-gardistes de l’époque et anticipe la musique de Ligeti, qui affirma être un épigone de Langgaard ». Ce langage musical ultramoderne imprègne également les premiers quatuors du jeune Rued. Par exemple, le deuxième mouvement du Second Quatuor à cordes imite le passage à vive allure d’une locomotive à vapeur, six ans avant le Pacific 231 d’Arthur Honegger.
Malheureusement, le génie de Langgaard demeura largement incompris et sa
musique n’obtint pas un grand succès au Danemark. Associés à un tempérament taciturne et colérique, ces revers jetèrent le compositeur dans la
misanthropie la plus noire. Son unique opéra, l’Antéchrist, « traite [ainsi] du déclin et de la ruine de la
civilisation européenne : plus généralement, il représente une critique de
la mentalité et du style de vie moderne ; c’est une prophétie de
l’anéantissement » (Bendt Viinholt Nielsen). Dans le même style apocalyptique,
La Fin des temps pour chœur et
orchestre ainsi que la Musique des
abysses annoncent également une destruction purificatrice de l'Univers.
Rued Langgaard en 1952, quelques mois avant sa mort |
Après la création ratée de ces œuvres grandioses, Langgaard se referma
sur lui-même et revint à un langage excessivement rétrograde et romantique,
rempli d’anachronismes. Il obtint ainsi un poste d’organiste à la cathédrale de
Ribe, où il se forgea la réputation d’un homme étrange et irascible. C’est dans
cette retraite qu’il créa ses dernières œuvres et mourut à cinquante-huit ans,
dans l’anonymat et la solitude. Quoi qu’il en soit, espérons que notre époque
saura réparer l’injustice dont fut victime l’idéalisme visionnaire de
Langgaard !
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