lundi 8 janvier 2018

La Pathétique ou le Requiem de Tchaïkovski


« À l’époque de mon voyage à Odessa, j’ai eu l’idée de composer une autre symphonie, à programme cette fois, mais un programme qui doit rester une énigme pour tous – qu’ils essaient de deviner ! La symphonie sera simplement intitulée Symphonie à programme (n°6). Ce programme est imprégné de sentiments subjectifs, et, assez souvent pendant mon voyage, en composant ma symphonie dans ma tête, j’ai versé des larmes abondantes. » C’est par ces mots que Tchaïkovski présenta sa dernière œuvre à son neveu, en plein février 1893. Comme toujours chez le maître russe, son programme énigmatique est le combat de l’Homme contre son Destin (que le compositeur appelait le fatum), inéluctablement voué à l’échec. Bien évidemment, cette thématique centrée sur la douleur de vivre et l’impossibilité d’aimer se veut largement autobiographique. En effet, Tchaïkovski était un homme profondément malheureux, tourmenté par une homosexualité qu’il devait cacher à tout prix.

Malgré ces dispositions psychologiques, le compositeur acheva rapidement sa Sixième Symphonie (il renonça à l’intitulé de Symphonie à programme) et s’en déclara « plus satisfait que de toutes ses autres œuvres ». Il la créa donc lui-même à Saint-Pétersbourg le 16 octobre 1893. Le public fut assez peu enthousiaste, peut-être à cause de a direction (Tchaïkovski était paraît-il un mauvais chef d’orchestre). Ce qui est sûr, c’est que l’œuvre connut un immense succès trois semaines plus tard, sous le titre de Symphonie Pathétique. Celui-ci avait été proposé à Tchaïkovski par son frère Modest, qui avait d’abord suggéré le sous-titre de « Tragique » mais n’avait pas reçu l’assentiment du compositeur. Aujourd’hui, la Sixième Symphonie en si mineur est l’une des plus jouées du répertoire et on ne saurait l’imaginer sans son épithète évocatrice, symbole de passion, de drame et de sincérité.

Tchaïkovski au piano

Structure de la Sixième Symphonie :

La symphonie commence par une introduction Adagio au basson, dans un registre particulièrement grave et lugubre. Les cordes lancent l’Allegro avec un thème haletant,  qui se charge progressivement en cuivres. Les clameurs de ces derniers laissent la place au second thème, d’un lyrisme exacerbé. Celui-ci se répète librement aux cordes, avant d’être interrompu par un choc d’une violence inouïe et d’un contraste total. C’est sur ce terrible hurlement que le développement commence. Il prend la forme d’une vaste tragédie où la mort et la désolation ont la part belle. De fait, le thème lyrique est écrasé par les retentissements rageurs des cuivres, les timbales tonnent et les trombones clament des extraits du Requiem orthodoxe : « Qu’il repose parmi les saints ». Une vie qui s’écroule avec toutes ses joies et tous ses espoirs, voilà ce que décrit cette musique (l’image est du musicologue Michel Chion) ! Le mouvement s’achève sur l’effusion du second thème, mais dans une version exsangue et malsaine en pizzicato.

En forme de valse, le deuxième mouvement apporte une détente indispensable. Pourtant, le drame n’est pas loin… En effet, le rythme à cinq temps utilisé ici a quelque chose de coupé et d’étrangement morbide (rappelons qu’une valse classique a trois temps bien affirmés), tout comme la mélodie principale : bien que celle-ci se veuille charmeuse, elle est profondément mélancolique, pâle et sublime comme le visage d’une jeune phtisique. Une ombre hante ces pages, c'est indéniable…

Le scherzo suivant est tout autre puisqu’il s’agit d’une tarentelle faussement dionysiaque. Celle-ci commence dans un fourmillement féérique, un peu comme du Mendelssohn ou du Berlioz. Toutefois, elle s’amplifie progressivement et son thème de marche s’affirme. De fait, il devient peu à peu rigide et volontaire… Il finit par envahir l’ensemble de l’orchestre dans un triomphe écrasant, empli d’une force élémentaire et destructrice. Tchaïkovski a parlé de ce passage comme « solennellement jubilatoire ». Peut-être pensait-il à la joie maligne et implacable du Destin ? Ce qui est certain, c’est que l’apothéose de cette marche grotesque et monomaniaque n’exalte pas, elle effraie. Elle n’est pas foule mais solitude étouffante. Elle n’est pas vie mais néant !

Après cette course vers l’abîme, l’Adagio lamentoso final compte les morts dans un recueillement sublime : le thème funèbre aux cordes est poignant, c’est un véritable thrène aux innocentes victimes de la fatalité. L’entrée fugace des cuivres délivre un paroxysme de tensions. Cependant, cet instant de révolte ne dure pas : il se mue en résignation douloureuse et larmoyante. La symphonie s’achève sur une descente au tombeau, vers l’extrême grave des cordes.

L'un des derniers portraits de Tchaïkovski
Tchaïkovski en 1893, par Nikolaï Kouznetsov

La mort de Tchaïkovski, ce mystère...

Comment ne pas voir le Requiem de Tchaïkovski dans cette symphonie si funèbre ? Le compositeur est mort une semaine après l’avoir créée, certain de son insuccès… Les circonstances de ce décès sont troubles : le choléra reste la version officielle (mais dans ce cas, pourquoi a-t-on exposé le cadavre alors qu’il aurait dû être immédiatement inhumé ?), bien que certains pensent à une ingestion volontaire d’eau contaminée (hypothèse hasardeuse puisque le jeune Tchaïkovski avait vu sa mère mourir de cette maladie et en était resté traumatisé). D’autres encore suggèrent un « suicide » sous contrainte, suite à une affaire de mœurs. Personnellement, je n’y crois pas trop : le Tsar Alexandre protégeait le compositeur (celui-ci vint même voir son corps, au mépris des recommandations sanitaires)… Un meurtre alors ? Mais dans ce cas, qui ? Et une autre question se pose : le musicien avait-il le pressentiment de sa disparation prochaine en écrivant son ultime symphonie ? Le caractère général de l’œuvre et les citations du Requiem orthodoxe semblent indiquer que oui, mais comment en être sûr ? Et surtout, cela ne colle pas avec l’hypothèse du choléra… Après tout, peut-être qu’il a vraiment bu de l’eau souillée, pressé qu’il était par le désespoir… Le mystère restera probablement entier.

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