« À l’époque de mon voyage à Odessa, j’ai eu l’idée de composer une autre symphonie, à programme cette fois, mais un programme qui doit rester une énigme pour tous – qu’ils essaient de deviner ! La symphonie sera simplement intitulée Symphonie à programme (n°6). Ce programme est imprégné de sentiments subjectifs, et, assez souvent pendant mon voyage, en composant ma symphonie dans ma tête, j’ai versé des larmes abondantes. » C’est par ces mots que Tchaïkovski présenta sa dernière œuvre à son neveu, en plein février 1893. Comme toujours chez le maître russe, son programme énigmatique est le combat de l’Homme contre son Destin (que le compositeur appelait le fatum), inéluctablement voué à l’échec. Bien évidemment, cette thématique centrée sur la douleur de vivre et l’impossibilité d’aimer se veut largement autobiographique. En effet, Tchaïkovski était un homme profondément malheureux, tourmenté par une homosexualité qu’il devait cacher à tout prix.
Malgré ces dispositions psychologiques, le compositeur acheva rapidement
sa Sixième Symphonie (il renonça à l’intitulé de Symphonie à programme) et s’en
déclara « plus satisfait que de toutes ses autres œuvres ». Il la
créa donc lui-même à Saint-Pétersbourg le 16 octobre 1893. Le public fut assez
peu enthousiaste, peut-être à cause de a direction (Tchaïkovski était paraît-il
un mauvais chef d’orchestre). Ce qui est sûr, c’est que l’œuvre connut un
immense succès trois semaines plus tard, sous le titre de Symphonie Pathétique.
Celui-ci avait été proposé à Tchaïkovski par son frère Modest, qui avait d’abord
suggéré le sous-titre de « Tragique » mais n’avait pas reçu l’assentiment
du compositeur. Aujourd’hui, la Sixième Symphonie en si mineur est l’une des
plus jouées du répertoire et on ne saurait l’imaginer sans son épithète
évocatrice, symbole de passion, de drame et de sincérité.
La symphonie commence par une introduction Adagio au basson, dans un
registre particulièrement grave et lugubre. Les cordes lancent l’Allegro avec
un thème haletant, qui se charge
progressivement en cuivres. Les clameurs de ces derniers laissent la place au
second thème, d’un lyrisme exacerbé. Celui-ci se répète librement aux cordes,
avant d’être interrompu par un choc d’une violence inouïe et d’un contraste
total. C’est sur ce terrible hurlement que le développement commence. Il prend
la forme d’une vaste tragédie où la mort et la désolation ont la part belle. De
fait, le thème lyrique est écrasé par les retentissements rageurs des cuivres,
les timbales tonnent et les trombones clament des extraits du Requiem orthodoxe :
« Qu’il repose parmi les saints ». Une vie qui s’écroule avec toutes
ses joies et tous ses espoirs, voilà ce que décrit cette musique (l’image est
du musicologue Michel Chion) ! Le mouvement s’achève sur l’effusion du
second thème, mais dans une version exsangue et malsaine en pizzicato.
En forme de valse, le deuxième mouvement apporte une détente
indispensable. Pourtant, le drame n’est pas loin… En effet, le rythme à cinq
temps utilisé ici a quelque chose de coupé et d’étrangement morbide (rappelons
qu’une valse classique a trois temps bien affirmés), tout comme la mélodie
principale : bien que celle-ci se veuille charmeuse, elle est profondément
mélancolique, pâle et sublime comme le visage d’une jeune phtisique. Une ombre
hante ces pages, c'est indéniable…
Le scherzo suivant est tout autre puisqu’il s’agit d’une tarentelle faussement
dionysiaque. Celle-ci commence dans un fourmillement féérique, un peu comme du
Mendelssohn ou du Berlioz. Toutefois, elle s’amplifie progressivement et son thème
de marche s’affirme. De fait, il devient peu à peu rigide et volontaire… Il
finit par envahir l’ensemble de l’orchestre dans un triomphe écrasant, empli d’une
force élémentaire et destructrice. Tchaïkovski a parlé de ce passage comme « solennellement
jubilatoire ». Peut-être pensait-il à la joie maligne et implacable du
Destin ? Ce qui est certain, c’est que l’apothéose de cette marche
grotesque et monomaniaque n’exalte pas, elle effraie. Elle n’est pas foule mais
solitude étouffante. Elle n’est pas vie mais néant !
Après cette course vers l’abîme, l’Adagio lamentoso final compte les
morts dans un recueillement sublime : le thème funèbre aux cordes est
poignant, c’est un véritable thrène aux innocentes victimes de la fatalité. L’entrée
fugace des cuivres délivre un paroxysme de tensions. Cependant, cet instant de
révolte ne dure pas : il se mue en résignation douloureuse et larmoyante.
La symphonie s’achève sur une descente au tombeau, vers l’extrême grave des
cordes.
La mort de Tchaïkovski, ce mystère...
Tchaïkovski en 1893, par Nikolaï Kouznetsov |
La mort de Tchaïkovski, ce mystère...
Comment ne pas voir le Requiem de Tchaïkovski dans cette symphonie si
funèbre ? Le compositeur est mort une semaine après l’avoir créée, certain
de son insuccès… Les circonstances de ce décès sont troubles : le choléra
reste la version officielle (mais dans ce cas, pourquoi a-t-on exposé le
cadavre alors qu’il aurait dû être immédiatement inhumé ?), bien que
certains pensent à une ingestion volontaire d’eau contaminée (hypothèse hasardeuse
puisque le jeune Tchaïkovski avait vu sa mère mourir de cette maladie et en
était resté traumatisé). D’autres encore suggèrent un « suicide » sous
contrainte, suite à une affaire de mœurs. Personnellement, je n’y crois pas
trop : le Tsar Alexandre protégeait le compositeur (celui-ci vint même
voir son corps, au mépris des recommandations sanitaires)… Un meurtre alors ?
Mais dans ce cas, qui ? Et une autre question se pose : le musicien
avait-il le pressentiment de sa disparation prochaine en écrivant son ultime
symphonie ? Le caractère général de l’œuvre et les citations du Requiem orthodoxe
semblent indiquer que oui, mais comment en être sûr ? Et surtout, cela ne
colle pas avec l’hypothèse du choléra… Après tout, peut-être qu’il a vraiment
bu de l’eau souillée, pressé qu’il était par le désespoir… Le mystère restera
probablement entier.
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