Avec Dmitri Chostakovitch, Prokofiev est l'autre grand compositeur russe du XXème siècle. Mais contrairement à son collègue et rival, il n’a pas connu que l’URSS de Staline. En effet, Prokofiev fit ses débuts à Saint-Pétersbourg – non à Leningrad – et connut les attraits de l’Occident, avant de revenir en Russie. Cela pousse les musicologues à diviser son œuvre immense en trois périodes que je vais tout de suite aborder.
1904-1917 : l'enfant terrible de la musique russe
Doté de dons musicaux exceptionnels, le petit Sergueï arriva au
Conservatoire de Saint-Pétersbourg en 1904. Il y mena l’ensemble de ses études
théoriques, sous la férule de compositeurs aussi célèbres qu’Anatoli Liadov ou
Nikolaï Rimski-Korsakov. Mais loin d’apprécier sa chance, le jeune homme se
rebellait souvent contre ses maîtres… En effet, il les trouvait trop
conformistes et ne comprenait pas leur enseignement. Son attitude arrogante lui
valut d’ailleurs de solides inimitiés, parmi lesquelles Alexandre Glazounov, le
directeur du Conservatoire. En 1913, ce dernier se vit obliger d’attribuer un
double-prix Rubinstein au jeune pianiste-compositeur, en récompense de son Premier Concerto pour piano et orchestre.
Il va sans dire que Glazounov était vert de rage…
Ce coup d’éclat correspond à la fin des études de Prokofiev, qui se
tailla par la même occasion une solide image de moderniste. En effet, ce
Premier Concerto était situé à l’avant-garde de l’époque, dans le sillage du
style primitiviste de Stravinski. Toutefois, il fourmille également de qualités
propres à la musique de Prokofiev : lyrisme viril et conquérant, vigueur
rythmique, richesse et maîtrise de l’orchestration, nervosité dans les thèmes
et les mélodies.
Le jeune Prokofiev à son piano, dont il était un grand virtuose |
On retrouve ces caractéristiques dans le Second Concerto pour piano et orchestre, beaucoup plus sombre que le précédent (et pour cause puisqu’il fut dicté au compositeur par le suicide d’un ami). La création de cette dernière œuvre provoqua un véritable scandale, la critique ne comprenant pas ses rythmes heurtés et ses âpres dissonances. Cet évènement propulsa Prokofiev sur le devant de la scène musicale, tant et si bien qu’il fut repéré par Diaghilev, l’impresario qui avait lancé Stravinski quelques années plus tôt. Il en résulta la commande d’un ballet qui ne vit jamais le jour mais donna lieu à la Suite scythe, véritable Sacre de Prokofiev. En effet, cette œuvre barbare et archaïsante est d’une violence rarement atteinte en musique !
Cependant, la Première Guerre Mondiale assagit le nouvel enfant terrible
de la musique russe… En effet, pour échapper à la mobilisation, Prokofiev dût
retourner au Conservatoire. C’est durant ces années de combat qu’il écrivit ses
premières sonates pour piano ainsi que sa fameuse Symphonie Classique, un impertinent pastiche d’Haydn et de Mozart.
Cette œuvre fut créée en 1918, dans un Pétersbourg tenu par les troupes
bolcheviques et étouffé par la censure. Bien que favorable à la Révolution,
Prokofiev n’apprécia guère cette atmosphère de guerre civile et décida de
quitter la Russie. C’était le début de longues années d’exil…
1918-1936 : un compositeur russe en Occident
Prokofiev émigra d’abord aux États-Unis. Toutefois, le manque de goûts
des Américains et la concurrence de Rachmaninov le poussèrent rapidement en
Europe : dès 1921, il était à Londres puis Paris. C’est d’ailleurs en
France qu’il composa le Troisième Concerto pour piano et orchestre, l’une de ses œuvres les plus réputées. Il est vrai
que son subtil alliage de tradition et de modernisme en fait l’un des plus
beaux concertos du XXème siècle.
À cette œuvre assez classique répondent L’Ange de feu (un opéra démoniaque
à la musique hallucinée) et la Deuxième Symphonie, au style éminemment constructiviste. Un ballet moderniste
intitulé Le Pas d’acier complète ce
tableau de musicien à la pointe de l’avant-garde. Toutefois, ces provocations
musicales n’étaient pas toujours bien accueillies par la critique et le succès
se faisait attendre. Il faut dire aussi que Prokofiev n’était pas vraiment
sympathique : convaincu de son génie, il était volontiers insultant avec
ses collègues voire grossier ; quant à ses accès de colère, ils étaient
devenus légendaires et le rendaient quelque peu infréquentable.
Blessé dans son orgueil et accablé par le mal du pays, Prokofiev se mit
donc à regarder du côté de l’Union Soviétique. Comprenant l’intérêt qu’il avait
à séduire un tel musicien, Staline lui promit monts et merveilles : une
datcha, un appartement à Moscou, la liberté de voyager ainsi qu’une voiture. De
son côté, le compositeur fit quelques voyages en URSS (où il était subitement
encensé) et infléchit son style pour coller à l’idéal du réalisme socialiste.
Témoignent de ce changement le Second
Concerto pour violon, le ballet Roméo
et Juliette (duquel est tirée la célébrissime Danse des chevaliers) et la musique du film Lieutenant Kijé, commande du cinéma soviétique. Toutes ces œuvres
conservent le style inimitable de Prokofiev mais se veulent moins virulentes,
plus lyriques. De fait, elles chantent merveilleusement l’âme russe…
En 1936, la commande de Pierre et
le Loup (et la disgrâce fort opportune du rival Chostakovitch) acheva de
convaincre le compositeur : il s’installa définitivement à Moscou, forçant
sa femme et ses enfants à le rejoindre dans l’enfer stalinien.
1936-1953 : le compositeur soviétique
Évidemment, c'était un
piège et Prokofiev perdit vite les quelques libertés dont il disposait, y
compris l'autorisation de quitter l'URSS. Face à cette désillusion, le
compositeur devint plus prolifique et enchaîna les projets, notamment avec
Sergueï Eisenstein. Ce cinéaste important lui commanda la musique de son film Alexandre Nevski ; la collaboration
entre les deux génies aboutit à une œuvre grandiose, où l'image et le son ne
font qu'un. Comment ne pas frissonner devant la Bataille sur la glace, où les accents barbares des chevaliers
teutoniques font écho aux nobles chants russes ?
Un timbre soviétique célébrant le centenaire du compositeur |
Après ce chef-d’œuvre,
le compositeur travailla à un nouvel opéra anti-allemand : Semyon Kotko. Son librettiste n'était autre que Vsevolod Meyerhold,
un poète talentueux mais mal vu par Staline. Il fut d'ailleurs arrêté en 1939
puis exécuté quelques mois plus tard. En tant que collègue d'un ennemi du
peuple, Prokofiev se trouvait également menacé par cette arrestation.
L'invasion allemande de juin 1941 lui donna l'occasion de se racheter. En
effet, Prokofiev y puisa son inspiration pour ses trois Sonates de guerre, dont la première reçut un Prix Staline en 1943.
De même, c'est la lutte contre le nazisme qui lui dicta sa Cinquième Symphonie. Cette œuvre
marque la victoire de l'URSS sur l'Allemagne puisqu'elle fut créée le jour
où l'Armée Rouge traversa la Vistule. C'est donc tout naturellement que ce
monument symphonique lui valut un second Prix Staline. Malgré tous ces
honneurs, Prokofiev tomba malade et subit plusieurs crises cardiaques.
Toutefois, sa combativité lui permit de poursuivre son travail et une Sixième Symphonie vit le jour. Celle-ci
fut condamnée par Jdanov en 1948 car "formaliste". Dès lors,
Prokofiev se retrouva au ban des compositeurs soviétiques, avec Chostakovitch
et Khatchatourian. Il mourut quelques années plus tard, après une Septième Symphonie étrangement claire et
lumineuse. Ironiquement, le musicien s'éteignit le 05 mars 1953, le même jour que son persécuteur Joseph Staline. Prokofiev fut complètement réhabilité quelques années plus tard et acquit même le statut de héros soviétique : en URSS, les censeurs avaient la mémoire courte...
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